Chapitre 1
Le Grant Départ
Elle se retourna une toute dernière fois avant de franchir le seuil de sa porte. Elle hésita à quitter. Pourra-t-il lui pardonner un jour? Comprendra-t-il que le choix qu’elle a eu à faire était déchirant? se demanda-t-elle.
Bien qu’elle ait eu deux semaines entières pour réfléchir et prendre sa décision, Shelby se sentait néanmoins bousculée. On ne peut pas s’attendre à ce qu’une femme quitte son mari, ses amis et sa famille, du moins ceux avec qui elle a gardé un lien, sur un coup de tête. Non, deux semaines c’était loin d’être suffisant!
Shelby prit alors une grande respiration et sortit de chez elle en prenant garde de ne pas faire de bruit, pour ne pas réveiller son mari. Elle regarda sa montre pour s’assurer qu’il était bel et bien 4 heures. Il devait y avoir deux hommes dans une camionnette qui l’attendaient, une rue plus loin, à cette heure précise. Il ne fallait surtout pas qu’elle arrive au point de rencontre la première et risquer de soulever des soupçons. On ne sait jamais qui pouvait être debout dans le milieu de la nuit. C’était très clair qu’il ne devait pas y avoir de témoin. Une femme seule en chaise roulante à une heure aussi tardive risquerait de ne pas passer inaperçue!
Elle descendit sa rampe d’accès en tremblant de tout son corps. Ses yeux se remplirent de larmes aussitôt à l’idée que ce sera sûrement la dernière fois qu’elle devra se déplacer en fauteuil roulant. Est-ce que ça en valait vraiment le coût? Faut croire que pour Shelby ce le fut. Reste à voir avec le temps si elle a pris la bonne décision.
Shelby fut soulagée de voir au loin la camionnette grise, adaptée pour handicapés, qui l’attendait. Le conducteur est sorti pour l’aider à monter à bord.
— Allo Shelby. Je suis très heureux que tu ais accepté notre proposition. Tu vas voir, on va bien s’occuper de toi. Nous réalisons à quel point cela doit être difficile de laisser son mari de cette façon. Tiens, je sais que tu ne bois pas, mais j’ai pris quand même l’initiative de te préparer un petit verre pour t’aider à relaxer un peu, lui dit l’autre homme qui l’attendait dans le véhicule, en lui tendant un verre rempli d’un liquide brun.
— C’est quoi au juste? demanda Shelby.
— C’est un petit peu de rhum dans du Pepsi. Moins fort que ce qu’on sert dans les bars.
— Merci. Nous en avons pour combien de temps environ avant d’arriver à destination?
— Ça devrait nous prendre environ trois heures. Quand t’auras fini de boire ton rhum, essaie de dormir un peu. T’as une grosse journée qui t’attend demain, dit le conducteur.
Le breuvage commença à faire son effet. Shelby se sentait moins nerveuse. Elle décida de suivre le conseil du conducteur et ferma les yeux pour essayer de dormir un peu, mais n’y arriva pas. Elle se contenta alors de regarder dehors par la fenêtre pour essayer de repérer, à travers l’obscurité, quelque chose qui lui serait familier le long du trajet. Rien ne pouvait l’aider à s’orienter, car visiblement, quand elle a fermé les yeux pendant quelques minutes, ils avaient emprunté un chemin dans le bois qu’elle ne reconnut pas. Faut dire aussi qu’à la noirceur, un arbre ressemble à un autre. Shelby repensa alors à cette fameuse journée d’il y a deux semaines où sa vie bascula à jamais…
Son mari l’avait laissée seule à la maison pendant une couple d’heures pour aller à un rendez-vous chez le médecin. Lors de son absence, un homme dans la cinquantaine, vêtu d’un complet noir et chapeau assorti, s’est présenté chez Shelby. Au premier regard, il avait l’apparence d’un directeur de pompe funèbre.
— Bonjour Madame Fortin. Je me présente; je suis le docteur Adrien Gagné. Je dirige une équipe de recherche sur les maladies des os pour le département de la Santé et des Services sociaux du Canada. J’aimerais m’entretenir avec vous au sujet de votre maladie. J’aurais une proposition à vous faire. Puis-je entrer quelques minutes? demanda le docteur.
— Avez-vous une carte d’identification? demanda Shelby, méfiante de laisser entrer un inconnu chez alors qu’elle était seule et vulnérable compte tenu de son état physique.
— Certainement! La voici, dit-il.
Après avoir scrupuleusement inspecté la carte pour s’assurer de ton authenticité, elle laissa entrer le docteur et l’invita à s’asseoir à la table de cuisine, curieuse de savoir de quoi il s’agissait. Shelby lui servit un café et s’est assise à son tour.
— Madame Fortin, premièrement, pouvons-nous, nous tutoyer? Je n’aime pas trop les formalités, demanda le toubib.
— Euh, c’est clair qu’on n’a pas élevé les cochons ensemble, vous m’arrivez ici en complet noir, très chic. Si vous vouliez me donner l’impression d’être un p’tit gars bien ordinaire qu’on tutoie dès la première rencontre, vous avez manqué votre coup! Je vais continuer avec les formalités si ça ne vous dérange pas trop, du moins le temps de savoir ce qui me vaut votre visite imprévue. Sentez-vous quand même bien à l’aise de m’appeler Shelby si ça vous chante.
— Alors soit. Shelby, si je te disais qu’il est possible pour toi de récupérer la santé. Si je te disais qu’il est possible que tu puisses marcher à nouveau. Que tu pourrais même courir, danser, patiner, quelle serait la première question que tu me poserais? demanda le médecin.
— Je vous demanderais combien ça va me coûter en petites pilules miraculeuses et sans même attendre la réponse je vous indiquerais la porte. Écoutez monsieur, ou plutôt Docteur Gagné, je n’ai nullement la patience pour me faire miroiter des belles promesses de guérison simplement en acceptant de me bourrer de médicaments à un prix exorbitant qui va supposément nourrir mes cellules tandis que les vendeurs de ces pilules-là se promènent en gros yacht sale, tout l’hiver dans les Caraïbes! Maintenant, avez autre chose de plus pertinent à me dire, car sinon je vous prierai de quitter, répondit Shelby, sèchement, regrettant l’avoir laissé entrer chez elle.
— Ha, ha, ha! s’exclama le docteur Gagné. Je t’assure qu’il ne s’agit pas du tout des produits vitaminiques vendus par une quelconque compagnie pharmaceutique bidon. Tu as pourtant vu ma carte d’identité. Je travaille pour le gouvernement du Canada. Ce que je m’apprête à te dire Shelby, est « top secret ». Il est crucial que personne ne soit mis au parfum de notre entretien ici aujourd’hui, pas même ton mari. Sache que si jamais tu en parles à qui que ce soit, il y a des gens mandatés pour arranger les choses de sorte qu’on ne te croit pas, tout simplement! Je ne veux pas te sembler menaçant. Je veux juste te faire comprendre l’ampleur de la situation.
— C’est bien! J’ai pigé. Je sais me taire. Allez-y avec votre gros secret parce que mon mari peut arriver d’une minute à l’autre.
— Y’a pas de danger, on s’est arrangé pour ne pas être dérangé. Si Guillaume quitte l’hôpital trop tôt, nous avons une auto placée stratégiquement qui tombera en panne l’empêchant de passer, rassura le docteur.
— Écoute Shelby; il y a environ cinq ans, nous avons accidentellement découvert un secteur qui jusque-là n’avait jamais attiré l’attention. Je ne peux pas te révéler la raison qui nous a conduits à cet endroit, cependant je peux te dire que nous y avons découvert un type de minéral très bizarre jamais documenté auparavant. Il ressemble à s’y méprendre à la chalcantite, sauf que contrairement à cette dernière, il n’est pas soluble dans l’eau et ne vient pas du cuivre oxydé. Finalement la seule chose qu’ils ont en commun c’est leur belle couleur bleue royale, expliqua le docteur.
— Monsieur Gagnon, je n’ai jamais été très bonne en géologie. Peut-on en venir au fait? lui dit Shelby, qui commençait à manquer de patiente.
— C’est Gagné mon nom! S’il te plaît, appelle-moi Adrien.
— Gagné d’abord. C’est trompeur avec votre prénom d’Adrien. Je m’attends presque à ce que vous me sortiez une bouteille de sulfate de glucosamine avec griffe du diable inclus, d’une minute à l’autre. Vous devriez songer à changer de nom, lui dit Shelby avec humour.
— D’accord j’arrive aux faits. Nous avons découvert que ce minéral a d’impressionnantes propriétés régénératives au niveau squelettique. Il y a deux ans, nous avons construit un petit village à cet endroit. Nous avons invité plusieurs personnes sévèrement aux prises avec diverses maladies des os, toutes les formes d’arthrites et certaines maladies plus rares. Les gens qui ont accepté d’y habiter ont vu leur santé osseuse redevenir normale selon leur groupe d’âge dans l’espace de deux à trois mois. Cependant, il y a un hic. Nous n’avons pas encore trouvé la façon de traiter ces minéraux de sorte que les patients puissent en bénéficier hors du village. Si les gens quittent, ils redeviennent comme avant, et ce, aussi rapidement qu’une semaine tout au plus.
Le docteur cessa de parler quelques secondes avant de poursuivre, question de donner le temps à Shelby de digérer les informations qu’il venait de lui dévoiler.
— Alors si je comprends bien, vous me proposez d’aller habiter là-bas? demanda Shelby.
— Oui, mais pas sans conditions.
— Telle que…
— Telle que, tu seras liée par la promesse de garder le secret d’État. Tu ne pourras avertir personne avant de quitter. Ce qui veut dire que tu vas devoir abandonner ton mari, ta famille ainsi que tes amis, sans aucune explication ni préavis. Tu devras demeurer en tout temps au village et participer le plus possible aux différents tests proposés, qui ne mettront jamais ta vie en danger, soit dit en passant. Tu seras toujours libre de refuser de te soumettre à une expérience si tu le souhaites, récita le docteur.
— Oups, je vais devoir demeurer au village en tout temps? Je ne serai ni plus ni moins qu’une vulgaire prisonnière! Merci, mais non merci! décida Shelby sur-le-champ.
— Pas du tout! Laisse-moi t’expliquer. Tant et aussi longtemps que tu désires bénéficier du programme, tu devras habiter là-bas, sans jamais quitter ne serait-ce qu’un jour ou deux. C’est une question de sécurité certes, mais n’oublie pas que si tu quittes, tes os redeviendront tels qu’ils le sont présentement. Si un jour tu décides que tu ne veux plus vivre là-bas, tu pourras partir, même que nous te fournirons toute l’aide nécessaire pour te réintégrer au monde normal, mais tu sera à nouveau handicapé et ne pourra plus changer d’idée et retourner au village. Comme de raison, ceci est valable seulement tant et aussi longtemps que nous n’avons pas trouvez comment en faire profiter les patients à l’extérieur du périmètre.
— C’est comment là-bas? Je veux dire, il a l’air de quoi ce village. A-t-il un nom officiel? Comment se fait-il que personne ne l’ait démasqué? On ne peut pas cacher un village au monde entier. On habite dans quoi, un hôpital, à manger d’la bouffe infecte? On fait quoi de nos temps libres? Reçoit-on un genre de pension pour se payer des effets personnels tels que des vêtements etc.? Comment pouvons nous acheter des choses si on ne peut pas jamais aller magasiner? Pourrais-je visiter avant d’accepter? demanda Shelby d’une traite.
— Je vais tâcher de répondre à toutes tes questions, mais si j’en oublie tu me les reposeras. Nous sommes mieux de faire vite par exemple, car ton mari va commencer à s’impatienter. Il n’est pas possible de visiter le village au préalable sauf que je peux te montrer quelques photos, que voici, lui dit-il, en sortant une vingtaine de photos de sa poche de gilet.
— Comme tu peux voir, c’est très similaire à d’autres villages de cette taille. Il y a une épicerie, un magasin général quand même assez grand ou l’ont peut également commander des choses par le biais de catalogues s’ils ne l’ont pas en inventaire. Nous avons un cinéma, un restaurant, une cantine, une salle de quilles, un bar avec piste de danse, une bibliothèque, etc. Les provisions nous sont livrées deux fois par semaine par des camions de l’armée. Les résidents vivent dans des petites maisons comme tu peux voir. Elles ressemblent un peu à celles des soldats de l’armée canadienne. Il n’y a aucun enfant sur le territoire. D’ailleurs, ce fut un critère de sélection. Les invités devaient déjà être dans l’impossibilité de procréer et ne devaient pas avoir de jeunes enfants à l’extérieur. Les médecins, infirmiers, etc. habitent tous dans des maisons similaires aux patients, mais plus proches de l’hôpital. Pour passer le temps, il y a différentes activités d’organisées. Il y a aussi la possibilité de trouver un travail rémunérateur qui s’ajoute à la pension accordée à tout le monde. La pension équivaut à ce qu’une personne recevrait normalement sur les rentes d’invalidité, sauf qu’elle n’a pas le gîte à payer ni les services d’électricité et médicaux. Il lui reste sa nourriture à payer et tout le reste.
— En ce qui concerne le nom du village, tu le sauras seulement si tu acceptes de venir y vivre. La raison pour laquelle personne ne nous a encore démasqués est que pour une raison aussi étrange que les minéraux, aucun équipement aérien n’arrive à capter cet endroit. C’est comme s’il y a un toit invisible qui nous empêche être vu par le ciel. La seule façon de s’y rendre c’est par la voie terrestre.
— Je crois maintenant avoir répondu à l’essentiel de tes questions. Tu as exactement deux semaines pour prendre ta décision. Dans la nuit du 4 au 5 septembre, à exactement 4 heures, il y aura une camionnette grise de stationnée au coin de la rue Champagne et McCarthy. Elle t’attendra là que pendant précisément dix minutes. Tu ne dois en aucun cas arriver avant la camionnette sinon quelqu’un pourra t’apercevoir et se demander ce que tu fais là. Si tu ne t’y rends pas à temps, nous considérerons cela comme un refus et l’offre sera annulée à jamais, mais tu seras quand même tenue légalement de garder le secret, et ce, à vie, au risque d’être traduite en justice pour traîtrise envers ton pays. Tu ne dois apporter autre chose que tes cartes d’identité et les vêtements que tu auras sur le dos. N’apporte aucune photo, aucun bijou, sauf une montre, ni autres souvenirs. C’est une toute nouvelle vie que tu commenceras alors il vaut mieux laisser tout derrière sinon la déchirure sera d’autant plus difficile. Maintenant, je dois quitter. Je te souhaite un bon deux semaines de réflexion et j’espère avoir le plaisir de te considérer une des nôtres.
Shelby regarda le médecin s’éloigner abord une Cadillac STS 2010, de couleur cerise noire.
— Bravo pour le camouflage! Là les voisins vont se demander qui c’était et surtout qu’est-ce qui faisait ici. Ils peuvent aussi bien en parler à Guillaume, question de sonder le terrain pour assouvir leur curiosité. Je ne peux pas vraiment lui faire à croire que c’était un vendeur d’assurances ni un Témoin de Jéhovah qui se promène en carrosse de même. Maudit que je n’aime pas ça mentir! Tiens, j’ai trouvé! Je vais lui dire qu’il était un vendeur de produits naturels Usinar qui voulait m’embarquer dans sa gimmick, se dit-elle.
Shelby n’a pas beaucoup dormi cette nuit, ni les treize autres qui suivirent, quant à ça. Elle repassa tout ce que son visiteur de cet après-midi lui avait dit. Comment pouvait-elle ne serait-ce que contempler l’idée de quitter Guillaume, cet homme qui était tout pour elle? En même temps, ça faisait déjà quelques mois qu’elle se demandait si elle pouvait tenir le coup et supporter sa douleur encore bien longtemps. Elle avait même commencé à avoir des idées suicidaires, elle, la femme qui adorait la vie. Le plus que les années avançaient, le plus que sa santé se détériorait, au point où il ne lui restait pratiquement plus de qualité de vie. Dans le fond, ce n’était pas juste d’imposer sa maladie à son mari comme ça. Il n’a jamais démontré un manque de patience à son endroit, jamais un mot déplacé. Guillaume l’aimait de tout son être et ferait tout pour elle, mais il méritait beaucoup plus dans la vie que d’être l’aidant naturel d’une femme qui se plaint de douleurs à longueur de journée. Shelby aussi méritait de vivre une vie normale, sans douleur constante.
Au bout du compte, le dilemme de Shelby se résumait à décider si elle se suicidait de la vie en générale ou si elle se suicidait de cette vie-ci en particulier dans deux semaines en quittant pour aller vivre au village mystérieux. Elle savait que tôt ou tard elle en arriverait à vouloir sérieusement s’enlever la vie. Elle avait même commencé à en parler à Guillaume, pour qui se fasse tranquillement à l’idée, au cas où. Cependant, elle n’employait pas le mot suicide, mais plutôt le terme auto euthanasie.
Finalement ce qui la troublait le plus dans toute cette histoire, c’était de devoir quitter sans que Guillaume sache ce qu’elle est devenue. Ce serait tout simplement cruel de faire ça à quelqu’un qui nous aime. Si elle se tue, il risquerait plus d’en faire son deuil, de l’accepter avec le temps et possiblement refaire sa vie. Si elle disparaît, va-t-il perdre des années à attendre son retour, ou pire, à la rechercher? À moins que…