Avril 2008
Chapitre 1
— Mon amour, peux-tu venir ici? Il faut que je te montre quelque chose, me cria Pierre depuis la salle de bain.
Je me suis alors dépêché à aller rejoindre mon mari, lui qui n’avait pas l’habitude de crier. Planté là, les culottes encore baissées, il me pointa l’urine qu’il n’avait pas encore chassée à l’intérieur de la cuvette de toilette. J’ai regardé, et surprise je me suis exclamé :
— Oh shit! T’as beaucoup de sang! Ça t’as-tu fait mal quand tu as uriné?
— Non ç’a pas fait mal, mais ç’a chauffé un peu en finissant.
— OK, pis le sang a-t-il coulé avant, pendant, ou après? Parce que ça peut nous dire à quel endroit est situé le problème.
— Après.
— Bon! Là c’est bien important que tu m’écoutes, lui dis-je en prenant affectueusement les mains. Demain matin, va à la clinique sans rendez-vous. Si tu réussis à avoir une place pour voir un médecin, il va fort probablement juste te donner des antibiotiques pour soigner une infection. Là je ne veux pas te faire peur, mais il vaut mieux être prudent. Dis-lui que plusieurs membres de ta famille sont décédés du cancer et exige qu’il te fasse passer des tests plus approfondis. Vu que le sang était après miction, je pense que le problème se situe au niveau d’un rein.
— OK! Tu penses que c’est le cancer? demanda-t-il, inquiet.
— Mon amour, je ne suis pas docteur, fait que je te dis juste qu’il vaut mieux être prudent! Si tu fais juste prendre les antibiotiques sans passer d’autres examens, et que ça s’avère être un cancer, bien il aura eu la chance de grossir encore plus et prendre du terrain le temps de voir que les médicaments ne règlent pas le problème. Écoutes, d’une façon où d’une autre, ça va bien se passer. C’est la première fois que tu en vois du sang, fait qu’au pire des cas, si c’est le cancer, on va l’avoir vu à ses débuts et il sera facile à traiter.
Ce que je n’osais pas mentionner à Pierre c’est qu’on peut en avoir longtemps du sang dans notre urine sans le voir pour autant à l’oeil nu. Le fait qu’il y avait beaucoup de sang visible dans la cuvette de toilette et sur le bout de papier de toilette qui avait servi à s’essuyer le bout du pénis, m’inquiétais terriblement.
Pierre s’est réveillé en sursaut souvent cette nuit-là, inquiet pour sa santé, sachant très bien que compte tenu ses antécédents familiaux, la probabilité était bien réelle que ce satané crabe avait élu domicile chez lui, à son tour.
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Avant de poursuivre ce récit, je vais d’abord vous parler des années formatrices de l’homme derrière le héros. Pierre vit le jour en 1957. Il a demeuré dans une modeste habitation sur le rang Grande Terre à St-François-du-Lac jusqu’à ce qu’il quitte définitivement la maison familiale à l’âge de trente ans, après avoir fait de nombreuses escalades à Montréal pour y travailler.
Qui dit “né dans une famille de quatorze enfants dans les années ‘50″, dit “famille qui vit probablement sous le seuil de la pauvreté”. Du moins, ce fut le cas de Pierre, le treizième enfant du clan Pariseau. Son père était plâtrier, sa mère, vous l’avez deviné, était femme au foyer.
De nos jours il est difficile de concevoir de fonder une famille si nombreuse, mais c’était assez fréquent dans ces années-là, surtout en région, alors que les curés du village exerçaient encore leur autorité auprès des paroissiens catholiques. On ne devait pas empêcher la famille, au risque de se faire refuser la confesse, et bien sûr, éventuellement se faire juger et traiter de pêcheur par les autres bonnes gens mangeux de balustre du coin. Il est important de souligner aussi le fait que la pilule contraceptive fit son apparition qu’en 1957, l’année de naissance de Pierre. Et finalement, il faisait fret en maudit au Québec en hiver quand la pauvreté les forçait à baisser les calorifères pour économiser le plus possible.
Le problème avec ces grossesses produites à la chaine c’était qu’un grand nombre de mères souffraient tôt ou tard d’épuisement physique et mental. Elles devaient donc se fier sur les plus vieux pour prendre la relève et s’occuper des plus jeunes, ce qui était plus ou moins fiable. Les mères ne passaient pas beaucoup de temps à les aider à faire leurs devoirs et leçons scolaires non plus parce que du temps, elles n’en avaient tout simplement pas assez pour faire le tour de leurs progénitures. De toute façon, plusieurs de ces mères n’avaient pas une grande éducation elles-mêmes. Après tout, dans leur propre jeunesse on disait bien des femmes qu’elles n’avaient pas besoin d’aller à l’école longtemps pour savoir comment changer une couche! Les enfants qui éprouvaient des troubles d’apprentissage passaient souvent dans les craques du système d’éducation et de la bonne volonté des familles.
On ajoute à tout ça la malnutrition, la maladie mentale et physique qui en résultait, faute de ne pas encore avoir de régime de la santé d’implanté (la Régie de l’Assurance Maladie du Québec ne fut en place que le 1 juillet 1970), ça ne faisait pas des enfants forts, ni bien disposés à apprendre ce qui fut enseigné en classe ordinaire. Dans ces années-là, on ne s’attardait pas à essayer de comprendre pourquoi un enfant éprouvait des difficultés à l’apprentissage, on l’étiquetait soit de paresseux, soit d’attardé mentale. Parce que c’est comme ça qu’on les appelait jadis, des attardés.
Plusieurs parmi les quatorze enfants Pariseau éprouvaient des difficultés à l’école, et Pierre n’était pas l’exception! Il s’était rendu qu’au milieu de sa deuxième année du secondaire. Malgré son bon vouloir, il avait essuyé assez d’échecs scolaires pour le décourager, donc il a finalement abandonné ses études à l’âge de seize ans. Il n’arrivait tout simplement pas à suivre les autres. Ce qui est important de savoir c’est qu’il n’était pourtant pas déficient intellectuel! Cependant, non seulement il souffrait de malnutrition au point d’en faire des crises d’épilepsie à l’âge de douze et treize ans, ce n’est qu’une fois rendu adulte qu’il découvrit être dyslexique. Il était passé au travers du filet, comme bien d’autres à cette époque.
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Lorsqu’on questionne Pierre au sujet de sa petite enfance, il a bien peu de souvenirs à raconter, aussi positifs que négatifs. Il prétend que l’alcool, ou plutôt sa consommation excessive de boisson est responsable. Il a commencé à boire lors des fêtes familiales dès l’âge de quatorze ans. À partir de là, sa consommation augmenta graduellement de beaucoup au fil des ans au point de devenir alcoolique à l’aube de sa trentaine. Cependant, il y en a un souvenir dont il se rappellera toujours! En fait, il se pourrait bien que ce soit un des plus beaux jours de son adolescence.
En grandissant, Pierre n’avait pas de bicyclette, d’ailleurs, aucun enfant de la famille n’en possédait une, sauf pour son grand frère André, qui s’en était procuré une avec son propre argent. Ce dernier eut quand même la générosité de la prêter à son frère lorsqu’il ne s’en servait pas pour aller travailler. Le problème c’est que le vélo d’André était un vingt-huit pouces, donc beaucoup trop grand pour Pierre qui du haut de ses douze ans n’arrivait pas à l’enfourcher, compte tenu de la barre dont disposaient les bécanes de gars à l’époque. Il devait donc se placer de côté, replier sous la barre, en se tenant après le guidon, pour réussir de peine et de misère à pédaler.
Par un bel après-midi d’été, son père alla retrouver Pierre qui était assis à la cuisine et à sa grande surprise, du fait que ce n’était pas son anniversaire, lui dit :
— Viens-t’en avec moi! On s’en va t’acheter un bicycle chez Oliva Beaulieu.
Le commerce en question était situé au village de Saint-François-du-Lac et puisque son père n’avait pas d’auto, il prit son propre vélo pour s’y rendre, et Pierre marcha à ses côtés. En effet, ce n’était pas son anniversaire ni une quelconque occasion spéciale. Son père avait tout simplement eu vent que son fils faisait rire de lui quand il se rendait au village avec le bicycle d’André. Il lui choisit alors un modèle pour fille, abordable et usagé, mais en bon état, de couleur bleue royale. Pierre n’en avait rien à foutre qu’elle soit pour fille! Il enfourcha son nouveau vélo qui lui fit comme gant, et retourna à la maison fier comme un paon! Il passa le reste de l’été à dépenser ses maigres économies pour le décorer à son gout avec des réflecteurs, des clignotants, des guirlandes pour les poignées, sans oublier un klaxon.
Quand il n’était pas sur les bancs d’école ou en train de se promener à vélo, Pierre passa le reste de son temps libre à la pêche, en chaloupe sur la rivière Saint-François en été, et en hiver à patiner avec sa nièce Josée, et à glisser en bas d’une côte proche de chez lui avec son frère Gérard.
Plus tard, dès l’âge de seize ans, soit après avoir abandonné l’école, et pendant les dix années suivantes, il alla travailler chez des agriculteurs, notamment aux pommes de terre, et aux semences de plants de fraises pour Séraphin Traversy pendant la semaine. Ses fins de semaine il les passa à boire en compagnie de ses amis. À vingt-six ans il s’acheta l’équipement pour faire du C.B. Il combla ainsi sa solitude quand il n’était pas avec ses amis, en buvant et en jasant au radio avec d’autres cébistes.
À l’âge de vingt-sept ans, une certaine nuit d’hiver, Pierre et un bon ami s’en revenaient au bercail, à Saint-François-du-Lac, dans l’auto de ce dernier, après avoir passé une fin de semaine bien arrosée à Drummondville. Les deux hommes étaient encore sous l’effet de la boisson, en fait ils avaient continué de boire de la bière pendant le trajet. Bien que ce fut l’ami qui conduisait l’auto, il expliqua plus tard que Pierre aussi était responsable de l’accident qu’ils ont eu rendu à la hauteur de Saint-Guillaume. Il s’était endormi et se serait penché du bord du conducteur, lui accrochant le bras. Ceci a eu pour effet de les faire déraper dans le milieu du chemin puisque le chauffard était incapable de maitriser son véhicule sur la route glacée. Une auto qui s’en venait au sens inverse les a happés sur le côté du passager. L’ami a subi une fracture de la jambe et des douleurs au cou dû au contrecoup. Pierre de son côté a reçu un coup à la tête qui lui fit perdre à jamais son sens d’odorat. Pour ce qui est des occupants de l’autre voiture, le conducteur s’en est sorti qu’avec des grafignes et la passagère avec une fracture.
Malgré ce qui aurait pu facilement lui couter la vie ou celle d’un autre, Pierre continua à se souler la fraise dès qu’il le pouvait. Et c’est ainsi qu’à l’âge de trente-et-un ans il eut un deuxième accident de la route, sur sa mobylette cette fois. C’était durant l’été, et il avait passé la soirée au bar le Vieux 38 à Saint-François-du-Lac. En fin de soirée, un autre client et bonne connaissance, voyant que Pierre était très ivre, a eu l’idée de génie de lui proposer d’aller prendre un café dans un restaurant à Pierreville, le village voisin! Donc, pour ceux d’entre vous qui ne sont pas du coin, s’il était retourné directement chez lui, qui consistait à s’en aller en ligne droite pendant environ un kilomètre, plutôt que de traverser le pont David Laperrière et le village au complet pour se rendre au restaurant Le Calumet afin de soi-disant dégriser, il n’aurait pas eu à franchir la courbe abrupte en chemin, et l’accident n’aurait probablement pas eu lieu. Heureusement, ses blessures furent minimes et personne d’autre ne fut impliqué.
Encore une fois, il avait évité le pire, et encore une fois cet accident ne l’incita pas à arrêter de boire pour autant, ne voyant pas qu’il avait un problème de consommation, cela n’a servi à le rendre plus prudent sur la route. Certains membres de sa famille lui ont reproché de boire trop, surtout quand ils arrivaient chez lui le matin pour le trouver avec une bière déjà à la main, mais le message rentrait dans l’oreille d’un sourd!
Sans éducation, sans métier, et ayant vécu dans la pauvreté toute sa vie, sans compter ses nombreuses années de beuveries intenses, l’aide sociale a eu l’idée brillante de le retourner sur les bancs d’école aux adultes à l’âge trente-trois ans s’imaginant qu’il aurait des meilleurs résultats. Laissé sans choix, sinon il se faisait couper ses prestations déjà pas assez suffisantes pour assurer un état de «bien être» il fit l’effort d’y aller pendant deux ans. Comme il s’y attendait, il essuya encore un autre échec scolaire et ceci fit en sorte d’empirer davantage sa consommation d’alcool.
Ça lui prenait absolument un sérieux coup dur pour le conscientiser contre les effets dévastateurs que l’alcool avait sur sa vie, et ce coup dur il l’a eu à l’été de ses trente-huit ans.
Comme c’était devenu coutume au fil des ans, Pierre se leva le matin, une journée dans le milieu de la semaine, but deux cafés colorés au Coffee Mate, et se jeta dans la bière. Une fois rendu dans l’après-midi, il appela un de ses amis de brosse pour que celui-ci vienne le chercher en auto. Les deux chums passèrent l’après-midi à boire, assis dehors sur la balançoire à se raconter tout ce qui leur passait par la tête. Soudain, Pierre perdit connaissance et tomba en bas de la balançoire en faisant le bacon, l’écume lui sortait de la bouche, et perdant tout contrôle musculaire il s’urina dessus. La conjointe de son chum qui était restée jusque là à l’intérieur s’empressa d’appeler une ambulance.
Après avoir passée la nuit à l’hôpital, le médecin alla voir Pierre en fin d’après-midi. Rendu à cette heure tardive, il en avait son voyage d’être là, et demanda au docteur de lui donner son congé immédiatement.
— Monsieur Pariseau, vous avez fait une crise d’épilepsie contextuelle. C’est-à-dire que c’est votre alcoolisme sévère qui a causé votre état de mal épileptique. Ce que vous devez comprendre c’est qu’étant donné que votre crise épileptique a duré beaucoup plus de cinq minutes vous êtes maintenant beaucoup plus à risque de multiplier les crises. Si vous n’arrêtez pas de boire complètement, immédiatement, vous allez revenir nous voir, soyez-en certain! Et vous allez devoir rester hospitalisé pendant plusieurs mois si pas à plus long terme. L’état de mal épileptique peut causer des lésions et même une atrophie cervicale pouvant, entre autres, affecter vos capacités intellectuelles de façon définitive, ou même vous occasionner des séquelles neurologiques. J’aimerais vous garder encore un peu pour vous faire passer d’autres tests.
Pierre refusa de rester et contre la bonne volonté du médecin, il a signé une décharge de responsabilité et appela son frère Gérard pour qu’il aille le chercher. Il revêtit ses pantalons souillés d’urine et alla à l’entrée attendre son transport.
En route chez lui, il demanda à Gérard d’arrêter au dépanneur, ce qu’il fit. Pierre entra s’acheter une caisse de douze bières. Aussitôt arrivé chez lui, il mit les bières au réfrigérateur sans jamais les boire. En fait, le lendemain il les a donnés à un autre ami de brosse, et il n’a jamais bu une seule autre goutte d’alcool depuis, et ce sans l’aide de personne ni d’aucun organisme. Il n’a donc plus jamais refait de crise d’épilepsie.
Ce n’était pas facile pour lui, puisqu’en arrêtant de boire il perdit quelques amis de longue date, ou du moins c’est là qu’il comprit que dans le fond, ils n’étaient pas de vrais amis. Ils n’étaient que ce qu’on appelle des amis de brosse. Même qu’un jour, c’est venu à ses oreilles, que le chum chez qui il était lorsqu’il eut son grand mal, s’est venté de lui avoir craché dessus en lui criant « crève charogne » en attendant que l’ambulance arrive.
Il passa le plus clair de son temps à entretenir l’appartement qu’il partageait alors avec son frère Gérard et sa sœur Monique, et comme passe-temps, il allait à la pêche. En soirée il comblait le vide en parlant au C.B. C’est d’ailleurs là qu’on a fait connaissance, d’abord en s’écoutant parler à l’insu l’un de l’autre, ensuite, quand Pierre eu assez de courage pour m’aborder, nous avons jasé plusieurs heures ensemble via les ondes radio et ensuite au téléphone. Finalement, lorsque j’étais suffisamment rassurée qu’il fût un homme bien et doux, j’ai accepté de le rencontrer en personne.
J’ai trouvé en lui l’homme le plus doux, le plus attentionné, le plus patient, le plus compréhensif, le plus gentil, le plus affectueux, le plus loyal de tous les hommes que j’ai rencontrés dans ma vie. C’était en plein la personne qui me fallait après avoir subi des relations de couple toxiques voir mêmes dramatiques (il faut lire mon premier roman « Quand Izzy marchait sur les œufs » pour plus de détails). En fait, au fil des ans, ma santé physique s’est détériorée au point de devoir me résigner à utiliser un fauteuil roulant, et plutôt que de prendre ses jambes à son cou, tel que je lui ai conseillé de faire à maintes reprises, il est resté à mes côtés sans hésiter une seconde pour devenir non seulement mon mari aimant, mais aussi mon aidant naturel dévoué.
Chapitre 2
— Puis? Qu’est-ce qu’il t’a dit le docteur? Il va-tu t’envoyer passer d’autres tests? Lui as-tu dit qu’il y avait plusieurs cas de cancer dans ta famille? demandais-je à Pierre aussitôt qu’il franchit le seuil de la porte.
— Attends un peu que j’me déshabiller là…
— Oui, oui! Excuse-moi. Prends le temps d’arriver, puis viens me raconter ça.
— Bon! J’ai rencontré le docteur Lavergne, bien «smat» le monsieur. Comme tu m’as dit, il m’a prescrit des antibiotiques. Je lui ai dit à propos des cas de cancer dans ma famille, puis il veut que j’aille passer des prises de sang, des tests d’urine pis une échographie.
— Mais il veut que tu prennes les antibiotiques même si t’as pas d’infection?
— Oui! Faut que je les prenne au cas où. Pis si j’ai pas d’infection, ça dérange pas, m’expliqua Pierre.
Dès le lendemain, Pierre alla au centre de prélèvements à l’hôpital Hôtel Dieu de Sorel. La salle d’attente était tellement bondée de gens qui attendaient que plusieurs usagés devaient attendre dans le corridor. Il entra sans trop savoir s’il devait, et fut tout de suite accueilli par une bénévole. La vieille dame, toute souriante lui remit un coupon numéroté indiquant le chiffre 92.
— Tu vas devoir attendre dans le corridor, mais inquiète-toi pas je vais aller te chercher quand ce sera ton tour, l’informa la vielle.
— Numéro 92! Je ne suis pas à veille de passer, s’exclama-t-il.
— Tout le monde doit avoir passé avant midi. À midi on ferme.
Voyant que certains étaient appelés au comptoir des préposés, Pierre demanda :
— Faut pas que je donne ma prescription et ma carte d’hôpital à la madame avant?
— Non! Tu dois attendre que j’aille te chercher quand on sera rendu au numéro 92. Ensuite, tu vois le compteur là bas en haut à droit de la porte? Bien quand ton tour arrivera pour tes prises de sang, tu vas le savoir en regardant le compteur.
Voyant que le compteur indiquait 80, Pierre ne comprenait pas trop comment ça se faisait que son tour arrivait si rapidement avec toutes ces personnes qui attendaient bien avant lui.
— Non, non! Ton tour est loin d’être à veille de passer! À 100 il recommence à zéro. Tu vas passer à la fin de ce nouveau cycle-là.
Pierre remercia la dame, lui obéit, et se résigna à aller rejoindre les autres patients plus ou moins patients, debout, dans le corridor. Il passa les deux prochaines heures à regarder les gens circuler, à écouter des bribes de conversation ici et là, et a témoigner quelques pétages de coche. En même temps, il se disait que la pauvre vieille à l’accueil qui ne fournissait pas à la tâche, et qui gardant son chaleureux sourire malgré tout, devait s’emmerder pas à peu près chez elle pour vouloir sacrifier sa retraite, surement bien méritée, pour être là à gérer des mal engueulés à longueur de semaine.
Pierre n’en pouvait plus de rester planté là à attendre. Son bas de dos lui fit terriblement mal. Si au moins les accompagnateurs avaient le bon sens d’aller attendre ailleurs quand ils voient que la salle est pleine, ça laisserait des chaises aux malades, ou endoloris. La petite madame bénévole devrait les avertir! se dit-il.
— Pierre Pariseau, viens! C’est à ton tour, lui fit signe, enfin, la bénévole.
Tout de suite en entrant dans la salle de prélèvements, Pierre tendit son petit pot d’urine à l’infirmière, comme si c’était un précieux trésor.
Après que l’infirmière lui ait enfin prélevé un total de cinq fioles de sang, Pierre se dirigea au département de radiologie pour leur remettre la prescription du docteur Lavergne pour une échographie. On lui expliqua qu’il devra attendre leur appel pour fixer un rendez-vous, et non, ils ne pouvaient pas lui donner un approximatif de quand ça pourrait être, même si le bon médecin avait pris soin d’écrire Urgent sur le papier.
Comme nous n’avions pas d’auto, Pierre appela un taxi pour s’en revenir à la maison.
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Trois semaines plus tard, Pierre a reçu l’appel du département de radiologie. Son échographie était planifiée pour la semaine suivante.
Pendant ces quatre semaines d’attente, j’étais très inquiète. Pierre, de son côté, ne semblait pas s’en soucier trop. En fait, je ne comprenais pas trop comment il pouvait poursuivre sa petite routine comme si de rien n’était. Je commençais même à le croire en déni. Mais, contrairement à l’impression qu’il me donnait, j’ai appris depuis que mon mari est un homme qui vit pratiquement tout en dedans. Ça lui en prend beaucoup pour extérioriser ses craintes. En fait, à l’époque, Molly-chien était la seule à savoir que Pierre avait carrément la trouille! Sa peur s’accentua davantage après avoir pris ses antibiotiques pendant les dix jours prescrits, et constaté qu’il y avait encore du sang dans ses urines.
En passant, ne sous-estimez pas les bienfaits de la zoothérapie! Si ça n’avait pas été de l’amour inconditionnel et l’écoute inlassable de notre labrador, je ne sais pas si Pierre aurait tenu le coup pendant tout ce qui s’en est suivi. Le chien savait très bien que Pierre n’allait pas bien, il le ressentait. Mais pourquoi le chien et pas moi? Il ne voulait pas me mettre une charge additionnelle sur les épaules et m’inquiéter davantage, se disant que j’en avais déjà beaucoup trop sur les épaules avec mes problèmes de santé, et la discorde familiale. Molly elle, ne demandait pas mieux. Elle en a marché une maudite shot cette petite chienne-là!
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Le jour de l’échographie abdominale pelvienne arriva enfin. Pierre but sa quantité d’eau requise au préalable, et se rendit à son rendez-vous en taxi.
La préposée à l’accueil du département de radiologie prit la carte d’hôpital, et carte d’assurance maladie du Québec de Pierre, et vérifia si les informations étaient à jour. Elle lui a ensuite remis une jaquette bleu pâle, usée et délavée qui sentait l’eau de javel à plein nez, avec un cordon manquant dans le bas. Une chance que Pierre avait choisi de mettre des bobettes pas de trou ce matin-là!
— Tenez, Monsieur Pariseau. Allez vous changer dans la salle de déshabillage au bout du couloir à droite. Ne laissez rien dans les cabines! Apportez votre linge, votre montre, et vos bijoux avec vous dans votre sac. Après allez vous assoir dans la salle d’attente, au bout du couloir à gauche. On va vous appeler. Quand vous aurez fini, revenez déposer la jaquette ici dans le panier.
D’abord soulagé en arrivant dans la salle d’attente de voir qu’il n’y avait que trois personnes avant lui, ça prit quand même une heure et demie avant d’être appelé.
Pierre entra dans la salle d’examen et s’allongea sur la civière, tel qu’indiqué par l’échographiste. Elle lui baissa quelque peu son sous-vêtement, et lui appliqua un gel froid sur la peau avant de lui passer la sonde à divers endroits sur l’abdomen et la région pelvienne. Elle repassa quelquefois au même endroit en regardant attentivement le moniteur vidéo, qui lui exposa les transducteurs reçus par la sonde. L’expression de son regard en disait long! Elle avait aperçu quelque chose d’anormal. Pierre le remarqua, et ressentit soudain un serrement de poitrine. Tout son corps se crispa, lorsqu’elle lui dit finalement :
— Je vois des masses dans votre vessie. Je ne peux pas vous en dire plus long. Les résultats seront envoyés à votre médecin. Attendez qu’il vous appelle.
Il alla se changer et se dirigea à la sortie de l’hôpital comme un automate. Il téléphona à un taxi pour revenir à la maison, qui, pour faire exprès, prit un temps fou à venir le chercher.
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En entendant le bruit du véhicule devant la maison, je me suis précipité pour accueillir mon mari. Molly-chien était un vrai paquet de nerfs, elle aboya et sauta sur Pierre aussitôt qu’il franchit la porte. Quand j’ai vu qu’il était blanc comme un drap, j’ai tout de suite appréhendé le pire.
— Puis? Comment ça s’est passé? lui demandais-je.
— Attends… Je vais sortir le chien puis te raconter ça après. Elle va trop être fatigante sinon, dit Pierre en fixant la laisse après son collier.
— OK! Mais fait ça vite mon amour.
— Oui, oui! Je l’amène juste qu’au coin de la rue puis je reviens tout de suite.
Je suis allée l’attendre impatiemment, à la table de cuisine. Il n’était pas sorti longtemps, mais ça m’a semblé être une éternité.
En rentrant, il dit :
— Sera pas long! J’va me laver les mains avant.
— Tes mains peuvent attendent là! Non, mais t’sais? Ils t’ont-tu donné les résultats? Ils ont-tu vu quelque chose?
— Elle a faite un tas! J’vas me dépêcher, promit-il.
— C’est donc bien long te sécher les mains toi, dis-je sur le bord de pogner les nerfs tellement j’étais inquiète.
— Elle a vu des masses pas normales dans ma vessie.
— OK! Puis c’est quoi au juste ces masses-là? lui demandais-je.
— Je le sais pas. Faut que j’attende d’avoir des nouvelles du docteur Lavergne.
— Puis tes reins sont-ils normaux?
— Elle m’a pas parlé de mes reins, juste de ma vessie.
— Ah? Mais là tu vas devoir attendre combien de temps avant qu’il t’appelle?
— Il est supposé recevoir les résultats tout de suite.
— OK! Bien d’abord, si j’étais toi j’attendrais 2-3 jours et s’il m’avait pas encore appelé, j’irais voir direct à la clinique et demanderais un rendez-vous.
Et c’est exactement ce que Pierre a décidé de faire.
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— Votre échographie indique que vous avez des masses dans votre vessie. Cependant, on ne peut pas voir exactement ce qu’ils sont. Vous allez devoir passer une cystoscopie pour qu’on en sache plus. Je vais vous référer au docteur Hejeily, c’est un urologue ici à l’hôpital Hotel Dieu, dit le docteur Lavergne.
— C’est quoi au juste cet examen là? demanda Pierre.
— Il va vous passer une caméra miniature par la voie du pénis pour aller voir directement dans votre vessie, et faire une biopsie en même temps.
— Mon rein n’a rien lui? Parce que des fois j’ai des douleurs sur mon côté gauche, demanda Pierre.
— Vous avez aussi un petit kyste au niveau de votre rein, mais 50 % des gens en haut de la cinquantaine en ont au moins un. La plupart du temps ils sont bénins. Vous en parlerez au docteur Hejeily.
Le docteur Lavergne lui remit un papier pour une demande de consultation.
— Tenez, vous n’avez qu’à appeler au centre de rendez-vous au numéro indiqué.
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Arrivé à la maison, je me suis empressé encore une fois de m’informer de ce que le médecin lui avait dit. Et encore une fois, j’ai dû attendre impatiemment qu’il sorte Molly-chien avant de le bombarder de questions pour lesquelles il n’avait pas toutes les réponses.
Aussitôt revenu, Pierre n’a perdu de temps à se laver les mains cette fois, question de m’épargner l’attente.
— Tu sais, c’est peut-être rien de grave aussi. Ça veut pas dire que t’as le cancer là. C’est peut-être juste des tumeurs bénignes, lui dis-je en m’accotant la tête sur sa bedaine pour pouvoir le serrer très fort dans mes bras.
Je ne pas trop qui j’essayais de convaincre le plus, lui ou moi, mais dès cet instant, c’est comme si quelqu’un venait d’appuyer sur le bouton «PAUSE» de notre vie. Soudain la terre avait cessé de tourner pour nous. On avait l’impression que nous étions suspendus dans les airs à regarder en bas d’autres gens, des spécialistes, devenir maitres de notre destin. Nous étions complètement impuissants face à ce qui s’en venait.
— Mon amour, crois-tu à ça toi les ondes positives? Parce que moi je suis convaincu que quand on est plusieurs à prier, ou à demander la même chose à l’univers, ou quand on nous envoie plein de pensées positives, toute cette énergie collective là peut vraiment nous aider.
— Oui, moi aussi je crois à ça, répondit Pierre.
— Puis, es-tu le genre de gars qui aimerait mieux vivre ça en privé, ou si je peux en parler à mes amis sur le Net? Je l’écrirais sur le forum, et sur Facebook pour leur demander des pensées positives?
À l’époque j’étais plus active sur un des plus grands forums de discussion au Québec que sur Facebook.
— Oui, vas-y. Tu peux en parler. Ça peut pas nuire!
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Aussitôt que mon message relatant les problèmes de santé de Pierre fut publié, je reçois un appel d’un membre de ma famille qui me lisait sur le forum à mon insu.
— Pierre le sait-tu que tu viens de parler de ses problèmes de vessie ouvertement sur le Net?
— Oui! Je lui ai même lu avant de le rendre public, et il m’a donné son autorisation.
— T’es sure que ça lui dérange pas? Si c’était mon mari, jamais qu’il n’aurait voulu que je parle à tout le monde de sa vessie comme ça.
— Je ne comprends pas trop pourquoi pas là.
— C’est gênant pour lui quand même. C’est pas comme s’il avait un problème de cœur ou de foie. La vessie c’est plus intime.
— Bien là! C’est pas comme si j’avais écrit qu’il bande mou non plus! J’ai juste dit qu’il avait des masses à la vessie, puis un kyste au rein, répondis-je, sur la défensive. Je ne comprenait pas alors pourquoi mon besoin viscéral de le crier sur tous les toits n’était pas une évidence pour cette personne.